jeudi 13 janvier 2011

Emaux et Camées.

Mesdames et Messieurs, j'ai percé tout le secret. Tout le secret de l'effet qu'ils produisent est dans leur bêtise ! Oui, Mesdames et Messieurs, si cette bêtise était voulue, simulée par calcul, oh ! ce serait même génial ! Mais il faut leur rendre pleinement justice : ils n'ont rien simulé. C'est la bêtise la plus nue, la plus naïve, la plus niaise - c'est la bêtise dans son essence la plus pure, quelque chose comme un simple chimique. Cela eût-il été déclaré d'une façon un tout petit peu plus intelligente, chacun verrait aussitôt toute la misère de cette bêtise niaise. Mais ainsi tout le monde s'arrête perplexe : personne ne croit que cela puisse être si foncièrement bête. "Il n'est pas possible qu'il n'y ait là rien d'autre", dit chacun, et l'on cherche un secret, on y voit un mystère, on veut lire entre les lignes - l'effet est atteint ! Oh, jamais encore la bêtise n'avait obtenu une si solennelle récompense, quoiqu'elle l'eût si souvent mérité… Car, entre parenthèses, la bêtise comme le plus grand génie sont également utiles dans les destinées de l'humanité…

Les Possédés, Fédor Dostoïevski


Et voilà, c'est ainsi que Stepan Trofimovitch, la vieille gloire des poètes et penseurs russes des Possédés, s'insurge contre la nouvelle pensée, contre les ravages de ces mouvements qui fleurissent partout, prêts à s'enflammer comme les plus basiques brindilles. Il s'insurge et lance Shakespeare et Raphaël dans le combat. L'art au-dessus des idées, l'Art, au-dessus des envies d'égalité. Rien ne devrait être réaliste. Discours enflammé et profondément Romantique. Il dénonce la bêtise socialiste qui pointe le bout de son nez - rouge - en Russie, sans réellement savoir qu'il est partisan d'une autre bêtise, tout aussi naïve, nue et niaise : la foi en l'art. Son discours, c'est l'apogée de la bêtise, au sens le plus noble du terme. Plus que le socialisme, l'art sauvera le monde et la Russie. Parce que l'art est sensible et beau. Et que la Beauté est la condition sine qua none à tout. Rien n'a de sens sans ce concept pour Stepan Trofimovitch. C'est dans cette conviction que s'explique son hyper émotivité, ses caprices, sa sensibilité exacerbée. Il est un grand romantique.

The Smiths comme les Possédés. Hanté et bien trop sensible, Morrissey se réfugie dans des coins sombres et apaisants comme l'habitation d'un Stepan Trofimovitch, des lieux où la Beauté est reine et la réalité n'a pas de prise. C'est comme fuir, mais par la création. S'enfermer dans un monde parallèle et insaisissable. Et on retombe sur la bêtise. Parce que l'on veut lire entre les lignes, on veut découvrir ce qui se cache derrière ces textes noirs. Le mystère naît là où la bêtise d'y croire commence. C'est parce que Morrissey y croit bêtement, à la musique, il croit sûrement que sa musique sera un exutoire, qu'elle exorcisera ses peines, qu'elle prendra plus soin de lui que Margaret Thatcher. The Smiths volent alors entre deux eaux. Le ridicule et la grâce. Le ridicule du Romantisme exacerbé où la peine prime sur tout, amas de complaintes. La grâce, quand on geint avec noblesse et ironie. Et c'est la bêtise de Morrissey qui fait pencher la balance du côté de la grâce.

2010, la lumière ne s'est toujours pas éteinte pour les Smiths, puisqu'un Unreleased Demos And Instrumentals apparait, des chutes, des prises inconnues, un nouveau bootleg pour perpétuer la foi en la bêtise.

2 commentaires:

  1. T'as enfin fini le livre ? Belle citation en tout cas, comme beaucoup de celles de Trofimovitch en général.

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  2. Je suis absolument fan de ton article. Même si je suis plus Gogol ces temps-ci.

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