Donnez à Gustav Mahler une heure et dix minutes. Simplement ce temps. Le temps que certains passent dans le métro le matin afin de se rendre au travail, le temps de se perdre à la campagne, d'une courte nuit arrosée, d'un film de mauvaise qualité avant l'endormissement obligatoire. Bien sûr, cela effraie. Plus d'une heure de musique classique, du même compositeur. Sans bouger, assis confortablement dans un fauteuil, avec ces personnes âgées autour, ces gentils cadres et leurs costumes, cette espèce d'aristocratie moderne, s'affichant élégamment dans ces salles, parlant théâtre et classique, cinéma d'auteur et politique. L'intelligentsia. L'entracte faite de champagne et de petits biscuits, dans le hall magistral de la salle de concert, les tailleurs des serveuses blondes, les sourires éblouissant de fausseté les "merci" des protagonistes. Il suffit d'une heure et de dix petites minutes pour faire oublier tout cela.
C'est simple, 5 mouvements. Vitesse variable, nuances, grandiloquence.
Une trompette retentit, du plus profond de l'orchestre. La marche funèbre s'ouvre. Terrifiante aux premiers abords, puis envoûtante, grave et solennelle. De ces mélodies s'évaporent les troubles du compositeur, proche de la mort au moment de l'écriture. Quelle violence ! Des grands fracas de timbales se mêlent avec les cuivres criants, derrière un déluge de violons. Revient alors cette valse miraculeuse. D'une grâce féminine, aérienne, dans le tendre sous-entendu, alors que répondent les cruels cuivres, moroses et épiques.
La violence et la grâce se succèdent, de grandes envolées épiques jaillissent avant de laisser le calme retomber. Et la flûte murmurer les premières notes de la trompette.
Adieu le funèbre, bonjour la révolte. Un gong résonne. L'orage naît alors. Saccadé, sec, râpeux ; les cordes se déchaînent avec véhémence. De cette tempête épique comme du Wagner, grandiose et décadente se dégage tout le tragique de l'existence. Mais si ce n'était qu'un simple déluge... Quel intérêt ? C'est alors que la toute cette hargne laisse place à la beauté naïve d'une mélodie. L'œil du cyclone. Le calme avant le retour de la tempête. Ce mouvement se fait ensuite oublier, ralentit et disparaît.
Cette discrétion se poursuit. La transition entre le second et le troisième mouvement ne s'entend presque pas.
Le troisième mouvement, qu'en dire ? Toujours ces oppositions entre violence des cuivres et tendresse des cordes, épique et romantique, mélodies aériennes et simples explosions de haine.
Et puis, illumination céleste. Cinq notes tout au plus. Les premiers violons déposent ces pizzicati, ce petit thème qui jamais ne reviendra. Ces quelques sons qui vous clouent sur place, sortis d'ailleurs. La dimension de l'œuvre est là. Dans ces pizzicati se résume la symphonie entière. Aérienne et inhumaine. La composition dépasse le compositeur. Elle vit sans lui, maintenant. Les simples coups de crayons sur des portées deviennent des sentiments résonnant au plus profond de l'âme.
Et quand le 4ème mouvement apparaît alors. Ce thème immortalisé par le "Mort à Venise" de Visconti. Les délicats traits de Bjørn Andresen dans la ville des canaux, de "L'invitation au Voyage" de Baudelaire, le sourire angélique et, derrière, cette langoureuse nappe de violons glace les plus renfermés des snobinards peuplant les salles de concert. Il est de tradition de ne pas applaudir entre les mouvements. Mais il est aussi de tradition, pour les vieux, de tousser les glaviots bloqués au plus profond de la gorge afin de passer le mouvement suivant léger. Et là, après ce quatrième mouvement hors du temps, un lourd silence pèse. Personne dans la salle n'ose bouger. Aucun son n'ose venir se battre contre le silence bouleversé de la salle entière. Le dernier mouvement commence alors. Histoire de rappeler que ce n'est, après tout, seulement de la musique. Et qu'il y a pas besoin d'en faire autant. Comme un pied-de-nez à tous ces détracteurs, qui ne se contentent que de siffler à la fin des représentations. Un "voyez-vous, je sais aussi faire du classique, vous aimez Wagner et Beethoven ? Admirez comme je sais en faire aussi.". Un 5e mouvement certes très classique, mais avec cette orchestration propre. Grandiloquent et au final essoufflant. Les deux ultimes notes explosent dans l'air.
Une heure dix, seulement ça. Une heure et dix minutes où le temps s'arrête. Plus rien n'existe, le monde alentour n'est plus. Le meilleur moyen de tout oublier, une des plus belles choses sur terre.
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