Après quatre articles qu'on pourrait qualifier d'introductif et de généraux, on va s'attarder sur une ou deux chansons par article, un peu à la manière de ma série sur Bob Dylan. Aujourd'hui, deux chansons sur un même thème, l'oppression du Tsar sur les juifs, et par extension, les mouvement sociaux, communistes et anarchistes en retour. La culture yiddish et juive d'Europe de l'Est est éminemment engagée, de par le contexte historique d'abord (Staline d'un côté, Hitler de l'autre...), et de l'autre côté, par la culture intellectuelle qui se traduit souvent, dans ces années-là en Europe, par un engagement communiste ou anarchiste.
Sur la photo, ce cher Nicolas II, Tsar de Russie de 1894 à 1917. "Nicolas le Sanguinaire", d'après les soviétiques, était en fait un souverain tout à fait décent, assurant prospérité économique et culturelle. Ils voulaient assurer la paix, il s'est heurté aux bolchéviques et à la révolution rouge. Il finira en petit morceaux en 1917, assassiné par les militants, au nom de Lénine et de la révolution communiste.
On chante donc sa chute, on veut sa chute, on veut le mettre plus bas que terre. Parce que c'est un Tsar et qu'il établit des règles et que c'est insupportable. Alors on le décrédibilise, on le rit et on le moque. On pleure le fait qu'on le serve, et on veut s'en débarrasser. "Vemen Veln Mir Dinen, Brider", une chanson qu'on crie plus qu'on chante, comme une chanson de marin, où l'on frappe la table du poing à chaque pulsation ! On la chante au Shabes Tish quand on a trop de vodka dans le sang, tous ensemble. Il y a toujours l'idée de lutter ensemble, on parle aux "frères"et on répète les vers comme des rengaines, comme pour remuer le couteau dans la plaie et aller chercher au plus profond des tripes la force de refuser les ordres du Tsar.
Who will we serve, brothers?
Who will we serve, brothers?
The Russian tsar, brothers! The Russian tsar, brothers!
It’s no good to serve the Russian Tsar
Because he bathes in our blood!
Affiche du Bund, 1931 |
Le Tsar se baigne dans notre sang, il s'en lave les mains, il utilise le peuple juif, celui qui veut être à la fois hors et au sein même de la communauté. De ce sentiment de frustration, les juifs s'engagent. En Russie, la mode est au marxisme. Lénine met la guerre, le terrorisme et la mort derrière chaque phrase au profit d'un idéal aussi beau qu'utopique. Les grèves commencent, et le בונ (Bund) se forme. Un mouvement juif socialiste, travaillant pour l'émancipation des travailleurs juifs, histoire de ne plus bosser pour le Tsar (à noter que c'est un mouvement laïque opposé au sionisme, preuve de plus de cette volonté d'être à la fois hors et dans la communauté - le mouvement est aussi assez indépendant pour refuser le centralisme des bolchéviques). Alors on fait grève et on manifeste, et on balance des chants révolutionnaires comme "In Ale Gasn".
En fait, c'est une chanson recomposée, de deux grands airs de manif'. "In Ale Gasn" (1933) et "Hey hey Daloy Politsey" (qui s'apparente plutôt à un refrain de manifestation, apparu vers 1905), assemblée bien plus tard (dans les années 80) par Zalman Mlotek. Ce n'est donc pas exactement ce que l'on chantait pour faire tomber le Tsar, mais on retrouve le souffle révolutionnaire, la même fougue qu'un "Bella Ciao" et qu'un "Chant des Partisans". On implore la grève, on se révolte contre l'exploitation et surtout, on veut enterrer "le petit Nicolas et sa mère". Et ce, toujours tous ensemble, sans jamais oublier de se moquer.
De là à dire que les juifs, de plus en plus sécularisés, ont joué un rôle dans les révolutions rouges en Europe, il y a un grand pas que je n'oserai pas franchir. (Le Bund a supporté la révolution de février, mais pas celle d'octobre). Mais, dans tous les cas, ces mouvements vus comme progressistes étaient très forts, et les juifs y croyaient. La chute du Tsar serait leur émancipation. Sauf que la chute du Tsar a finalement rimé avec pogroms et purges, qu'une autre raison pour se révolter et chanter.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire